Français (French) Svenska (Swedish)
Écrit par Jahida Trifin 23-10-2005
« Qui est ce maître qui a l’Intelligence ?
— C’est celui qui dit : Tout est encre. »
Lorsqu’on croit que tout est encre, on peut accepter la tache parce qu’elle est encre.
A ce stade, on peut tout écrire avec l’encre, même la tache.
Car la tache est aussi de l’écriture mais elle n’est lisible que pour ceux qui l’acceptent.
Cheikh ‘Adda Bentounes, le cœur des prophètes, traduit par Leon Langlet, Albin Michel 1999
C’est un couple étranger.
Mon anglais suffit pour un accompagnement basique mais limite l’échange subtil et psychologique propre à la grossesse.
C’est un premier bébé…
Ils vont chez une collègue anglaise pour « la préparation »…
Ce sont des scientifiques, informés, inquiets d’accoucher en France avec la médicalisation envahissante. Ils sont venus vers moi avec le souhait d’utiliser le plateau technique dont je dispose mais leur demande est celle d’une naissance libre de contraintes.
Nous nous sommes rencontrés souvent et longtemps. Leurs questions sont infinies et il me faut toujours recadrer les informations délivrées par « l’autre sage femme » de culture anglo-saxonne, débarquée en France, mal informée des pratiques locales.
Le travail a commencé l’autre soir, en avance sur le terme statistique.
J’ai dormi chez eux.
Au matin, rien n’avait véritablement bougé. Je suis rentrée à la maison.
Je les visite en début d’après-midi, les douleurs devenant plus soutenues, nous décidons de partir à la clinique.
L’évolution spontanée du travail n’est pas troublée par ce déménagement.
Elle est alternativement assise, semi-assise. Elle « joue » avec le mobilier technique et se positionne au gré de ses sensations.
Enfin, quand je dis sensations…. Je vois bien qu’elle essaye de mettre en oeuvre les conseils donnés par ma consoeur !
Lui aussi s’y applique visiblement.
Ahhhh, les scientifiques, toujours promptes à appliquer les protocoles, à chercher le paragraphe du chapitre correspondant à l’expérience réalisée…
Mais qu’importe, le bébé descend, c’est évident !
Il est tout a fait proche. C’est certain , vérifié…
Voilà deux heures qu’il est là… Mais ne sort pas !
D’un élan venu du fond des tripes, la voilà qui se dresse, descend du lit, se plante debout et pousse.
Je vois le périnée s’amplier, s’amplier, s’amplier…
Je vois que le bébé n’est pas dans la présentation la plus fréquente et qu’il présente sa face sur le devant et j’ai soudain envie de couper pour préserver l’anatomie de sa mère d’une déchirure que j’imagine gigantesque.
Tout le travail de cette femme pendant ces heures interminables, pendant la grossesse, tout ce travail m’a paru vraiment violent, tellement violent.
Un combat entre elle et elle-même.
Quand elle s’est levée, dans cette énergie soudaine et extraordinaire, j’ai su qu’elle venait de trouver la solution pour faire naître son bébé. SA solution, pas celle des cours….
Sortant les ciseaux, ai-je voulu mettre fin à la violence de cette naissance….par la violence d’une coupure ?
Ai-je pressenti un problème, pour elle, pour le bébé ?
Etait-ce les trois à la fois ?
J’ai coupé !
Je sens dans mes doigts, sur mes tissus, le « croustillement » de la coupure, la douleur de la blessure…. C’est terrible, encore aujourd’hui…. Terrible !
La tête est sortie, effectivement orienté à l’opposé de l’habitude (on dit en occipito-sacré).
Puis le corps a glissé lentement…. J’ai entendu un craquement….
Le bébé était d’un fort bon poids pour ce terme, il était bon qu’il soit arrivé à l’avance…Pour eux deux ! Il avait une clavicule cassée !
La suite fut douce et tranquille, les quelques heures de la découverte.. Ils sont entrés à la maison.
Ils ont retrouvé leur nid.
L’allaitement fut une nouvelle bataille, puis la cicatrisation de la coupure recousue….
Je regrette encore de n’avoir pas pu davantage communiquer, partir à la découverte de cette douleur, de cette lutte, de cette souffrance qui me laissa tout autant douloureuse, participant sûrement à cet acte si dur : couper…..
Je relis avec souffrance ce texte de « la dernière coupure ».
Je ne sais toujours pas si elle était évitable… probablement… Je ne sais pas.
J’en porte le souvenir physique….
A cette époque, j’étais déjà dégagée de la formatation universitaire, j’entendais l’injustice de cet acte de routine et il m’atteignait directement…
Je n’ai plus jamais coupé depuis !
Parfois recousu….
L’avenir me dira la suite….
Ces parents ont déménagé de France dix jours après la naissance, ils m’ont envoyé des cartes de vœux pendant quelques années, puis le temps a estompé le lien du passage….
Jahida Trifin, sage-femme
Source : http://passages.canalblog.com/archives/recits_et_impressions/p2.html (blog visible jusqu’au 25 novembre 2005)
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur
Recent Comments